Rosalía – El Mal Querer
EL MAL QUERER ET L’EFFET ROSALÍA.
C’est impossible parler du dernier travail de Rosalía sans d’abord parler de tout son contexte, de l’effet Rosalía. Avec seulement deux albums, cette chanteuse barcelonaise est devenue la dernière grande star du flamenco. En effet, aucun autre artiste espagnol de sa génération n’a connu une telle médiatisation : elle est quotidiennement dans les grands médias écrits, radiophoniques et télévisuels espagnols et internationaux (par exemple, le show réputé de Jools Holland). Les réseaux sociaux sont remplis de commentaires de personnes en tous genres donnant leurs avis sur les dimensions artistiques, musicales et sociales de sa musique et des controverses ad-hoc sont sorties : existe-t-il un phénomène d’appropriation culturelle ici, Rosalía étant Barcelonaise et le flamenco traditionnellement d’Andalousie ? Une controverse qui n’est pourtant jamais sortie avec Diego El Cigala, madrilène, ou Peret, catalan, tout comme Rosalía.
Toute cette attention sur Rosalía est spécialement étonnante car cela concerne le flamenco. Ce genre musical, même si universellement apprécié et lié à Espagne, est bien souvent victime des préjugés de la classe moyenne, dû au fait que ça soit traditionnellement la classe la plus pauvre de la société qui produit et consomme ce style musical, de la même façon que le hip-hop en France ou aux États-Unis. C’est vrai que la musique de Rosalía ne représente pas le type le plus classique de flamenco, qui peut-être plus difficile à digérer pour ceux qui ne sont pas habitués, mais c’est vrai aussi que beaucoup des artistes se sont déjà réapproprié le flamenco depuis des années, sans toute cette répercussion par le grand public (par exemple Martirio, Pata Negra, Diego El Cigala). Il ne s’agit pas non plus d’une question de style car récemment, comme Rosalía, plusieurs groupes indies ont fusionné leur musique avec le flamenco : Los Planetas, La Bien Querida, El Niño de Elche, The New Raemon… et pourtant, seulement la révolution du flamenco que Rosalía propose a été comparée, par les plus avertis, avec Camarón de la Isla, la plus grande icône de l’histoire de la musique flamenco.
Après le succès de son premier album Los Ángeles, tout le monde attendait le nouvel album de Rosalía, et était particulièrement curieux de découvrir l’évolution de sa musique, qui combinait à la fois des éléments de flamenco traditionnel et des éléments de musique indie et même hip-hop. Les différents styles de Rosalía se sont encore plus polarisés après son premier album, avec sa version de la chanson complètement flamenco Aunque es de noche (Enrique Morente), sa collaboration avec des artistes purement flamenco (Fernando Vacas), et au même moment sa collaboration avec des artistes de musique électronique (J Balvin). Cette tendance a continué dans El Mal Querer, son dernier album, où des chansons flamencos plus classiques sont combinées avec des chansons qui rappellent beaucoup plus les dérives plus électroniques du flamenco (généralement mal vu par les puristes et la société en général, ce style musical étant majoritairement écoutée par les jeunes). Néanmoins, même si la transition a été prévisible, ce deuxième album produit une rupture un peu brutale avec le premier à tous les niveaux.
Los Ángeles était caractérisé par le simplisme : la couverture était une photo en noir et blanc de son visage, et sa musique principalement basée sur le duo guitare/voix. Elle montrait ainsi toutes ces capacités vocales pour le flamenco dans un contexte indie-pop (avec une dernière chanson en anglais) et quelques éléments hip-hop. El Mal Querer (sorti seulement un an plus tard), avec une couverture très brillante où Rosalía est dessinée comme une déesse, est l’adaptation musicale et moderne du roman français Flamenca (attribué à Daude de Pradas, s. XIII) qui raconte l’histoire d’un triangle amoureux entre un grand seigneur jaloux, une épouse maltraitée et l’amant de cette dernière. Rosalía fait un parallélisme et tente d’adapter ce type de relation toxique à l’actualité. Elle reconnaît explicitement l’adaptation de ce roman (le titre de chaque chanson étant associé à un numéro et nom de chapitre). Musicalement, on peut noter dès le premier morceau, Malamente, l’ajout d’éléments trap. Ce single, sorti à l’avance, a été écouté près de 39 millions de fois sur Spotify. Ce type de chanson se rapproche plus de la musique électronique que du flamenco classique et rappelle le style d’autres chanteurs beaucoup moins reconnus par la critique musicale (par exemple Haze). Que No Salga la Luna, le chapitre 2, est quant à lui d’un genre de flamenco beaucoup plus classique (avec comme éléments de production ajoutés seulement quelques sons de couteaux). Dans ce morceau, on peut entendre une partie parlée par Rosalía, ce qui inscrit un peu plus le roman dans le concept de l’album : son net accent du nord de l’Espagne dans une chanson si classique du flamenco a surement alimenté la discussion sur l’appropriation culturelle. Le style flamenco est aussi très présent vers la fin de l’album (avec les morceaux Nana et Maldición), mais cette fois-ci, les effets électroniques sont plus évidents. Pienso en Tu Mirá, deuxième single, est presque devenue en hymne féministe grâce à son refrain ‘Pienso en tu mirá clavá / una bala en el pecho’ (je pense à tes yeux rivés sur moi : une balle dans ma poitrine), associé au chapitre 3. Celos (Jalousie). L’album se poursuit avec une partie encore plus électronique, voire même expérimentale, avec les chansons De Aquí No Sales, Maldición ou A Ningún Hombre, où des effets reverb et samplers sont ajoutés au chant flamenco classique. L’alternance des genres est relativement homogène dans El Mal Querer, et le morceau Reniego revient sur un style de flamenco plus pur. Preso propose un fond de guitare et de samplers derrière la voix de l’actrice Rossy De Palma, qui explique comment elle s’est retrouvée dans une relation toxique (‘elle t’attrape sans qu’on réalise, on réalise quand on en sort’) mais qu’elle ne le regrette pas (être descendue en enfer), grâce à ces enfants (parce qu’elle est remontée de l’enfer avec deux anges). Bagdad reprend les rythmes de Cry Me a River (Justin Timberlake, avec son accord) et dans cette chanson, Rosalía mélange vraiment tous les styles : flamenco, pop et électronique. C’est sûrement la chanson qui a rassemblé le plus d’opinions positives.
Le deuxième album de Rosalía, El Mal Querer, est un album très intéressant, d’un point de vue de l’évolution et l’innovation musicale avec des éléments empruntés à la musique flamenco, pop et électronique. C’est, sans doute, un album marquant pour le flamenco fusion et tout le contexte social qu’il inclut. Ce qui est moins clair c’est l’importance de cette innovation et surtout la raison pour laquelle la critique a été si positive dans ce cas, au vu de l’indifférence accordé aux précédentes tentatives de mélange de genres. En tout cas, Rosalía a encore une longue carrière devant elle pour continuer à agiter le monde du flamenco.
Ceferino Varón González