Derya Yildirim & Grup Șimșek – Kar Yagar
Avec ce premier véritable album Derya Yildirim & Grup Șimșek (prononcez Tch-im-tch-ek) inventent une certaine saudade anatolienne. Et si les Portugais ont depuis bien longtemps renoncé à définir ce sentiment si intimement lié à leur identité, tentons modestement de l’envisager sous l’angle offert par cette magnifique production du label Catapulte records.
A la fois nostalgie avec une reprise d’un air de comptine enfantine ayant bercé la jeune chanteuse. Au travers de quelques beaux titres, on entrevoit la toute jeune Derya sauter sur les genoux de sa grand-mère attendrie par ses rires, loin d’imaginer que ces moments de complicité forgeront à jamais sa sensibilité artistique.
Mélancolie aussi. Maladie qui consiste à voir les choses telles qu’elles sont comme l’a si joliment formulé Gérard de Nerval. Malheureusement, les choses qui nous entourent ne cessent de nous inquiéter. Derya Yildirim & Grup Șimșek interpellent les hommes politiques et les renvoient à leur responsabilité dans la montée des populismes et des extrémismes en Europe et à ses frontières ! L’attaque armée que raconte un morceau comme Dom Dom Kursunu illustre la violence qui parcourt notre monde.
Le choix de construire tout l’album en langue turque place le collectif dans une noble filiation : celles d’artistes intransigeants, exigeants, militants. On pense à Souad Massi aujourd’hui, mais aussi à Fairuz avant elle et bien évidemment à la grande Oum Kalthoum, porte-paroles de cultures vivaces et ouvertes que de populistes politiciens souhaitent pervertir ou réduire au silence. Cette mélancolie est portée par la voix fabuleuse de Derya Yildirim. Habile dans les tonalités les plus graves, vibrillonnante avec une justesse absolue dans les aigüs.
Bien sûr les paroles ne sont pas accessibles aux non turcophones, mais l’émotion demeure intacte (et un beau livret fournit des traductions en anglais !). Hekimoglu, morceau le plus épuré de l’album (voix et batterie) en est sans aucun doute la meilleure des illustrations. Kar Yagar donne son nom à l’album : « il neige…..en été» renvoie immanquablement à la sensibilité du plus grand poète turc du XXe siècle : Nassim Hikmet auquel le groupe avait déjà rendu hommage sur leur premier EP.
Point de saudade sans l’espoir ! Il est contenu dans le dernier morceau du disque : Oy Oy Emine. Joyeux, festif, irrésistiblement dansant, ce titre conclut de la manière la plus optimiste ce magnifique travail !
La maîtrise du saz, cet instrument identitaire du passé ottoman, des Balkans à l’Iran, est telle que ses fines cordes deviennent le prolongement du corps et de l’âme de Derya Yildirim.
Il serait terriblement injuste de ne pas évoquer les participations des membres du groupe Șimșek.
A la batterie, la britannique Greta Eacott est une partenaire discrète, subtile et essentielle à l’identité de l’album. Aux claviers, Graham Mushnik assure un groove infaillible tout au long des 12 morceaux de Kar Yagar. Antonin Voyant et Andrea Piro, à la guitare et à la flûte, entraînent l’ensemble vers des mondes psychédéliques, dérivant vers des moments de free-jazz aboutis.
Pour conclure, une des pistes cite le proverbe turc « il n’existe pas de mer sans les vagues, il n’existe pas de vie sans l’amour ». A quoi il conviendrait d’ajouter qu’il n’existe pas d’œuvre sans l’authenticité !
Nicolas Duquenne