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Jackson C. Frank – The Complete Recordings

septembre 2015 |

L’album musical est une œuvre qui est censée avoir une unité. L’artiste rassemble des chansons pour un message, un univers, un moment, un sentiment. On peut écrire un livre sur Exile On Main Street des Rolling Stones, le sud de la France dans cette immense villa, l’influence de Gram Parsons ou de l’héroïne. Quand on aime un artiste on conserve quelques albums de différentes périodes de sa vie, de son œuvre. On peut aimer le premier, l’acoustique ou celui pour lequel il a arrêté le speed et celui dans lequel il en fait son éloge. De la manière et de sa matière, des albums en sèche de Dylan, et de ceux en électrique. Ici, rien de tout ça, et pour une simple raison, on va parler d’un être à part, Jackson C. Frank.

Un jour dans sa petite ville de Cheektowaga, à côté de Buffalo, son école part en fumée dans un incendie qui emportera dix-huit de ses camarades. Gravement brulé, il mettra plusieurs mois à se remettre et notamment avec l’aide d’une guitare espagnole offerte par un rescapé. Je ne ferais pas d’explication naturaliste de sa vie mais quand j’entends des gens se demander pourquoi ses chansons sont si mélancoliques, et bien cher interrogateur, mets le feu à l’école élémentaire Jacques Prévert en bas de chez toi, prends un petit garçon blond de onze ans qui vient de voir sa classe mourir par les flammes, et tu lui donne une guitare dans ses bras décharnés par le feu. S’il te compose un zouk love, tu tiens un spécimen.

« I want to be alone, I need to touch each stone, face the grave that I have grown »

Quand l’assurance décide de payer les dommages-intérêts de l’incendie, Jackson prend cent mille dollars et se tire à Londres, s’achète une Jaguar et débarque sur la scène made in London. Il écrit, chante et compose son unique album. Produit par Paul Simon, cet album éponyme sorti en 1965 est de l’ordre du magique. C’est de la folk mélancolique, mélodique tant par la voix de Jackson C. que par les cordes touchées de cette manière si particulière qui le caractérise dû à ses blessures d’enfant.

Son album est un succès, tout folk singer qui se respecte aura écouté et se sera inspiré de cette perle de 1965. Il se mariera et aura un fils. La vie devient belle finalement. Nick Drake reprendra quatre de ses chansons, je ne passe pas un mois sans entendre une reprise de ses titres par un nouveau groupe folk indé. Quelques copies sortiront quelques années après, qui seront des ponts vers cet album.

Mais le bonheur ne fait pas parti du grand plan divin pour Mister Frank, ça se passera mal avec sa femme, un mannequin, égérie de Warhol. L a cassure véritable arrivera à la mort de son petit garçon. Dépression, hospitalisation en psychiatrie. On le retrouvera clochard dans les rues de New-York dans les années 90, borgne à cause d’un flingue et d’un gamin qui voulaient poursuivre cette belle agonie.

Aujourd’hui on entend des chansons connues sur cette galette mais dans des versions rares ou nouvelles. On entend sa voix nous parler, nous dire qu’il va faire une petite reprise pour se détendre avec ses musiciens. On peut sentir d’ailleurs la différence de sa voix entre les différentes années et des perles comme « Tumble in the wind » (version 1), dans une version décharnée qui transperce la peau et les poumons, pour finalement toucher l’aorte et son voisinage. Cette album comporte plusieurs aspérités que l’on connaît peu de l’artiste et qui pourra toucher un rocker qui s’est trop vite écarté de Jackson. Je ne parle pas de la touche blues qui va de soi, quand on connaît ses origines, sa rencontre avec Elvis dans son enfance (on connait une photo de lui, petit, dans les bras du King à Graceland). On retrouve toutes les influences américaines dans cet album enregistré à Londres, par la diaspora folk U.S. Fabriqué à partir de vieilles chansons extraites de K7 audio que Jackson trimballait avec lui, dont certaine datent de ses passages en hôpitaux psychiatriques.

Je pense souvent à cet homme qui a été retrouvé un jour au bord d’une route à Woodstock regardant les phares des voitures défilantes, et qui fut signalé comme un type étrange ; faut imaginer la dégaine du bonhomme pour être noter « étrange » à Woodstock (ce n’était pas pendant le festoche, quelques années après, mais quand même !) Lui qui a connu la grande tristesse, celle qui vous fait tout abandonner pour vivre sur le bitume de la grande pomme, alors quand la mélancolie débarque allume ton tourne disque et écoute la vie dans ses chansons pour enfin expérimenter l’idée socratique de la maïeutique : l’homme pense savoir mais quand on le met en face de vraie question il découvre son impuissance.

« Sing a song of love to me, to say you must never, never be alone”

Paul Defais

Album sélectionné par votre disquaire Balades Sonores